"odi et amo" J. C.
17.6.12
Diderot
“Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :
«Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive. Nous sommes innocents, nous sommes heureux, et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature, et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes, tu as partagé ce privilège avec nous, et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs ; elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles, et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres, et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu ni un démon, qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou, toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ! Si un Otaïtien débarquait un jour sur vos côtes et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants d’Otaïti, qu'en penserais- tu ? Tu es le plus fort – et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles, dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé, et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave, tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que l'Otaïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, l'Otaïtien est ton frère; vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu, nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé ton vaisseau? T'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? T'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse- nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler, quand jouirons- nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras. Laisse-nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes, vois comme ils sont droits, sains et robustes ; regarde ces femmes, vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien, appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure ; tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j'ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Otaïtiens présents et à tous les Otaïtiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie, celle à laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. Il nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants, ceux qui ont approché tes femmes, celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres, ou nos enfants condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et aux mères et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. Malheureux! tu seras coupable ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu parles de crimes, as-tu l’idée d'un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui tue son voisin ? La mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du lâche qui l'empoisonne ? La mort par le feu. Compare ton forfait à ce dernier, et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites. Il n'y a qu'un moment la jeune Otaïtienne s'abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Otaïtien; elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son voile et mît sa gorge à nu ; elle était fière d'exciter les désirs et d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d'un cercle d'innocents Otaïtiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L'idée du crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances autrefois si douces sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir qui est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu'il a dit à nos filles, mais nos garçons hésitent, mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure, avec la compagne perverse de tes plaisirs, mais accorde aux bons et simples Otaïtiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous leur avons inspiré et qui les anime ? Ils pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître ; ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice ni honte. Écoute la suite de tes forfaits : À peine t'es-tu montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs ; à peine es- tu descendu dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Cet Otaïtien qui courut à ta rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant taïo, ami, ami, vous l'avez tué. Et pourquoi l'avez-vous tué ? Parce qu'il avait été séduit par l'éclat de tes petits œufs de serpent. Il te donnait ses fruits, il t'offrait sa femme et sa fille, il te cédait sa cabane, et tu l'as tué pour une poignée de ces grains qu'il avait pris sans te les demander. Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur s'est emparée de lui et il s'est enfui dans la montagne ; mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre, crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? je l'ignore, car tu ne mérites aucun sentiment de pitié, car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva jamais. Tu t'es promené toi et les tiens dans notre île, tu as été respecté, tu as joui de tout, tu n'as trouvé sur ton chemin ni barrière ni refus. On t'invitait, tu t'asseyais, on étalait devant toi l'abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepté celles qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché pour elle et pour toi la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont, accordé leurs instruments, rien n'a troublé la douceur ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre couche, et c'est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son père peut-être. Tu as fait pis encore ; regarde de ce côté, vois cette enceinte hérissée de flèches, ces armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants ; vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs, vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères, vois le désespoir de leurs mères. C'est là qu'elles sont condamnées à périr ou par nos mains ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort ; éloigne-toi, va, et puissent les mers coupables qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre et nous venger en t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Otaïtiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous, et que ces indignes étrangers n'entendent à leur départ que le flot qui mugit et ne voient que l'écume dont sa fureur blanchit une rive déserte. »
À peine eut-il achevé, que la foule des habitants disparut, un vaste silence régna dans toute l'étendue de l'île, et l'on n'entendit que le sifflement aigu des vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte. On eût dit que l'air et la mer sensibles à la voix du vieillard se disposaient à lui obéir.“
Diderot, Supplement au voyage de Bougainville, 1796.
Libellés :
le Pacifique,
les mots
10.6.12
3.6.12
Temkessi (3/3)
Le siège de la reine.
Pour devenir un homme à Temkessi
il faut escalader cette falaise avec une chèvre sur le dos,
la tuer, la faire cuire, la manger et redescendre.
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