Après les cris de joie, je sors aider Fadur à descendre ses affaires,
après tout ce qu'il m'a appris en indonésien,
c'est la moindre des choses (& puis j'ai la dalle !).
Amamapare est le port de Timika, la ville qui abrite
la plus grande mine d'or & de cuivre du monde,
exploitée par Freeport Indonesia (filiale d'un groupe US).
Cet espèce de trou géant creusé à grands renforts de pelles mécaniques
& de sang papou représente à lui seul 2% du PIB de l'Indonésie.
Le budget corruption doit pas être triste non-plus.
La première chose qui me choque est le combo chaleur/humidité.
La seconde c'est que les gens se jettent des graviers dessus.
Je comprends rapidement que les graviers sont uniquement destinés
aux porteurs papous, à qui revient la lourde tâche de décharger le bateau
de la plus grande partie de son chargement (dont les oignons)
afin de les faire bosser plus vite.
Tous les habits officiels & uniformes sont sur des dos indonésiens,
les civils semblent si riches à côté des papous en hardes.
La scène est tellement ridicule, tellement cliché,
j'ai l'impression d'être dans un mauvais film.
Ma sympathie pour les indonésien en prend un coup.
Je suis là dedans, au milieu de tout cet habituel bordel.
Du racisme en plus, je suis un OVNI.
Je pose les cartons de la petite famille, une photo souvenir,
une dernière kretek (Dji Sam Soe 234, celles qui arrachent bien),
je lui promet de m'occuper de Oma, la grand-mère à côté de moi
& lui souhaite bonne chance pour la mine.
Ils partent dans un nuage de poussière.
Depuis que je suis sorti du bateau, je sens des regards sur moi,
pas vraiment le délire bon enfant auquel je me suis habitué.
Je pars acheter de quoi rendre le quotidien culinaire
moins morose pour ces deux derniers jours de navigation
(& un ptit stock de baume du tigre).
Un peu trop d'uniformes à mon goût, rien à foutre, je sors le Rollei.
Je fais quelques images sans même viser. Encore des regards.
Je m'approche de la passerelle pour remonter.
Un mec m'aborde.
"Paspor tolong."
Merde.
Il tire une gueule jusque par terre.
Je sors le passeport, il l'examine
avec trop de minutie à mon goût.
Il me pose quinze mille questions,
ces même quinze mille questions auxquelles
j'ai déjà répondu des dizaines de fois.
Tu t'appelles comment ? Pourquoi tu es venu en Indonésie ?
Quel-est ton métier ? Quelle-est ta religion ?
Pourquoi voyager en Pelni ? Et surtout, pourquoi la Papouasie ?
Il commence à y avoir un bon petit groupe autour de nous, ça me rassure.
L'ambiance rigolarde bonne enfant & les questions en retour en moins.
Le passeport passe de mains en mains, chacun y va de son grain de sel.
Les talkies-walkies me font brutalement prendre conscience
du nombre ahurissant de flics en civil dans la foule.
Le petit groupe de badauds est en fait une escouade de poulets.
Je range l'appareil discrètement, pas folle la guêpe.
Y'en a un qui hurle, il me sort un grand discours auquel
je ne comprend rien (enfin si, je comprends "kamera").
À force de répéter les conversations quotidiennes,
ils ont cru que je parlais indonésien.
Je commence à me défendre, je baragouine comme je peux
tu vas pas m'embarquer comme ça, je suis attendu à Merauke...
Il gobe. Mais il veut quand même voir l'appareil. Tiens.
Il fait lui aussi le tour de ce charmant comité d'accueil.
Forcément exotique dans ce monde de smartphones,
je leur explique qu'il fonctionne avec des pellicules, qu'il est cassé.
Cette fois, il gobe pas. Il s'énerve, & moi je cogite à toute vitesse.
Hors de question de lui laisser un de mes films.
J'essaye de gagner du temps, je finis le film derrière le cache
& rembobine tout doucement.
Ça parlemente dans tous les sens, je ne peux
ni comprendre toutes les questions posées,
ni leur répondre à tous,
ils ont poussé mon indonésien dans ses retranchements.
Les talkies-walkies chauffent,
je comprends simplement qu'il s'agit des numéros.
Je réalise que j'ai un film vierge dans la poche.
Nouveau tour de l'appareil, aucun ne trouve comment l'ouvrir.
Dans ma poche, le film est déballé.
Je leur explique que je vais leur donner le film,
que j'ai besoin de l'appareil.
Finalement, leur nombre joue en ma faveur,
Personne n'est vraiment en mesure de vérifier précisément
ce que je fais, à moins de virer tous ses collègues autour.
J'arrive à leur donner le film vierge.
Le bon est toujours dans l'appareil.
C'était facile en fait.
J'ai chaud, les baksos sont froids.
Ouf, Oma a un thermos.
Finalement, le bateau repart,
sous l'ombre du Puncak Jaya (4884),
avec sa cicatrice béante.
C'était ma première expérience coloniale.
J'aurais tant aimé que ce soit la dernière.